Entretien avec Francine Deroudille – Atelier Robert Doisneau

par | Jan 5, 2014 | Qui suis-je ?

C’est dans L’Atelier Robert Doisneau, l’ancienne maison familiale de Montrouge, que j’ai rencontré Francine, une des deux filles du photographe en charge, avec sa soeur Annette Doisneau, du fond photographique de  450 000 négatifs de son père.

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◊ Robert Doisneau vous associait-il à sa vie professionnelle?

 

Notre vie de famille était totalement tricotée avec la photographie. L’atelier de mon père était dans la maison. Aujourd ‘hui c’est devenu mon bureau et lieu de travail. J’ai toujours vécu avec des odeurs d’hyposulfite et d’hydroquinone très tenaces dans toute la maison.Le laboratoire a été durant un temps installé dans notre salle de bains, on a toujours été des filles d’artisan faisant partie de la roulotte !

C’était quelqu’un qui pratiquait son métier avec beaucoup de sérieux et en même temps il avait une attitude qui semblait d’une totale décontraction et très  joyeuse. Il y avait une certaine dualité car on sentait c’ était l’activité essentielle de sa vie et de la nôtre.La vie de famille etait construite autour de la photographie,on posait beaucoup, on préparait la grande cantine avec ses films quand il partait pour des prises de vues.

 

 

◊ Vous emmenait- il avec lui sur ses reportages?

 

Ce n’ était pas du tout son genre. Dans les dix dernières années de sa vie il était au faît du succès et il y avait toutes sortes  de demandes pour l’accompagner: il savait d’une pirouette et d’un sourire éconduire tout le monde. Il partageait de temps en temps ses déambulations dans Paris avec ses amis comme Maurice Bacquet ou Prévert avec qui il s’est beaucoup baladé dans la capitale ainsi qu’avec Sabine Azéma qui a posé pour lui et avec qui il avait une grande complicité mais c’était rarissime car il ne concevait le travail qu’en étant seul.

 

 

◊ Quand on regarde la scénographie de l‘exposition, on constate qu’il s’est ouvert progressivement au monde, comment expliquez-vous ce changement?

 

Il justifiait cela lui-même comme une espèce de redressement de sa personnalité. Il se considérait comme très timide. Il ne faut pas oublier que tout cela se passe très tôt parce que c ‘est quand même quelqu’un qui est rentré à l’Ecole Estienne à 14 ans et dans la vie professionnelle à 16-17 ans. Il a donc commencé la photo très jeune et il n’ aurait jamais osé braquer un objectif sur quelqu’un qui passait dans la rue. Mon père avait une formation de graphiste qui avait appris à dessiner des plâtres, à observer pour le dessin et la gravure  et  tout d’ un coup l’ appareil photo lui permettait de sortir dans la rue et avait  provoqué chez lui cet émerveillement pour la lumière naturelle!  Donc sa première approche a été la manière dont ce nouvel éclairage jouait sur les éléments et petit à petit il a eu envie de photographier les scènes qu’il voyait dehors.

Atelier Robert Doisneau_2

 

Il a commencé par faire des clichés d’enfants parce qu’ils ne l’intimidaient pas. C’était quelqu’un de discret et de très pudique qui n’était pas du tout dans l‘agressivité par rapport aux autres mais toujours dans une sorte de réserve.. Il expliquait son démarrage dans la photographie comme une espèce de timidité à vaincre.

 

 

◊ Doisneau a dit «la joie qui démarre à l’heure H ça m’agace…», il n’aimait pas du tout la fête et avait la hantise de la foule!

 

Il avait effectivement une aversion pour les groupes et les foules, ayant l’impression qu’il se dégageait une forme de bêtise de tout cela et puis les fêtes ce n’était pas sa tasse de thé! Mais en même temps il en a beaucoup photographiées  parce que c ‘est ce qu‘on demande toujours à un photographe: faire des reportages de mariages … J’aimerais beaucoup que l’on édite un livre sur le regard qu’il portait sur les fêtes: ce genre d’événement photographié par mon père a toujours été très mélancolique.

Une photo comme « stricte intimité » où l’on voit un petit couple tout blanc dans une banlieue toute noire ou «La mariée chez Gégène», tout cela  donne du vague à l’âme…

Le «Bal du 14 Juillet» c’est pareil: il avait toujours, face à la fête organisée, une espèce de distance assez critique qui le rendait sombre. Par contre quand il devait photographier des mineurs à Lans qui vivaient comme dans Germinal, on sentait qu’il y avait un bonheur complice avec ces gens qui reste encore très communicatif quand on voit ses tirages aujourd‘hui.

 

 

◊ Peut-être avait-il un rapport plus vrai en partageant une certaine intimité?

 

Effectivement,il avait besoin de ce contact, même quand il faisait une prise de vue de commande il parlait sans arrêt avec  la personne pour la détendre mais aussi pour ne pas être  face à un étranger.Ce qu’il aimait c’était la relation directe avec les autres! C’est vrai que dans la fête il y a un côté artificiel pas totalement sincère.

 

 

◊ Comment s‘est passée sa rencontre avec Willy Ronis qui vivait à l‘Isle sur la Sorgue  ?

 

Ils se sont rencontrés par le biais de l ‘agence Rapho quand mon père y est entré juste après la guerre au moment où Raymond Grosset en a repris les rennes .

Les photographes étaient moins nombreux à l’époque et se connaîssaient entre eux. Avec Willy il y avait une vraie amitié: ils avaient une pratique assez similaire de leur métier mais aussi des opinions politiques en commun. Mon père était proche de la résistance, Willy était juif et était donc parti dans le midi. Il était plus militant que mon père. Ils avaient tous les deux cette même réserve et complicité tout en ne se fréquentant pas en permanence.

 

 

◊ Certaines images témoignent d’une puissante référence au cinéma: «Jeux africains» m’a fait penser à une scène de la Guerre des Boutons, sorti en 1962, dans un autre cliché Pierrette d’Orient est cadrée au premier plan et au tiers de l’image comme dans un film de Fellini… Votre père aurait-il voulu être réalisateur?

 

Je pense que s’il avait vécu un petit plus tard il aurait fait du cinéma et pas de la photo. C’est quelqu‘un qui avait le goût des séquences: en 2006 on a monté avec l’Atelier une grande exposition à la Mairie de Paris en présentant toute une séquence intitulée la balade de Pierrette d’Orient. On a retrouvé une série de clichés sur cette femme réalisée sur plusieurs mois qui est totalement cinématographique, donnant l‘impression de suivre un synopsis de film: Pierrette se promenant le long du canal St Martin, à la Villette…

Il avait aussi un goût prononcé pour la mise en scène ce qui a créé une certaine polémique: on a essayé de confondre le photographe avec le reporter de presse. Si une scène lui semblait intéressante il la travaillait en demandant qu’on la refasse.Il y avait des clichés sur le vif et d’autres comme avec Pierrette où il passait plusieurs jours avec elle dans des décors où elle allait mais où il la mettait en scène en trouvant la bonne lumière, le cadre «exact». Il ne s’agissait pas de faire une photo à la volée. Il disait par ailleurs qu’il n‘aurait jamais pu faire de cinéma parce qu’il manquait d’autorité.

 

 

◊ Quels étaient ses réalisateurs préférés?

 

Il a débuté sa culture cinématographique avec les Russes, Eisenstein notamment l’avait bouleversé. Quand j’ avais 6 ans il nous a emmenées ma soeur et moi voir Citizen Kane d’Orson Wells. Cela étonnait les gens à la sortie mais c’était la beauté des images qui l’avait incité à nous faire découvrir ce film. Il adorait également Truffaut et Marcel Carné.

 

 

◊ En découvrant la photographie « Les 20 ans de Josette» faite à Gentilly, on replonge un peu dans le cinéma italien des années 60…

 

C‘était pratiquement en face de chez lui. La photo a été réalisée devant les bâtiments de reconstruction d’après guerre à Paris qui sont les premiers HBM les ancêtres des HLM. Cette image est très émouvante car il y a la joie partagée de tous ces jeunes gens dans ces nouvelles banlieues. Le hasard de la vie a fait que le fils de Josette a été photographié des années plus tard par Raymond Depardon au cours d’une manifestation.

 

 

◊ Robert Doisneau travaillait -il avec des films Kodachrome ou Ektachrome (tous deux sont de la diapositive couleur) ?

 

Il utilisait les deux. S’il a tant travaillé en noir et blanc c’est plus pour des raisons pratiques que par goût personnel. Il n’y cherchait pas une esthétique particulière . Simplement la couleur était trés peu fiable pour les photographe de l’ époque qui se rendaient bien compte qu‘il n ‘y avait aucune certitude de pérennité avec la pellicule couleur.

Tout ce quil a fait en kodachrome dans les années 50 a bien tenu le coup par contre tout ce qui a été  photographié en ektachrome a bougé. Cela coûtait très cher , d’ autre part on ne savait pas bien comment tout cela allait se conserver et on n’osait pas trop constituer  d’archives en couleur.Mais pour mon père  c’était une évidence que  le thème de Palm Springs se fasse en couleur. Il avait déjà réalisé une autre commande  de ce type pour Fortune sur les affiches. De temps en temps il acceptait de le faire dès qu’il y avait un commanditaire capable d’en assurer le suivi  .

Atelier Robert Doisneau_3

 

 

◊ Dans sa série Palm Springs ,on sent une grande part d’ironie…

 

C’était du Martin Parr avant l’heure, comme lui ,il maltraite un peu ses sujets. Quand on pense que cette série est de 1960 c’est quand même formidablement actuel…

J’aime bien la présentation de Palm Springs sur fond acidulé, imaginée par Muriel Catala la directrice artistique du centre, qui remet en question l’idée que l’oeuvre est quand même du côté de la mélancolie…J’aime bien le frottement qui existe entre ces deux regards : noir et blanc pour les premières photos et  couleurs  clinquantes pour celles de Palm Springs .

 

 

◊ Les Etats-Unis c’était un peu un rêve de gosse ?

 

Il a été exposé très tôt  là-bas dès 1949 car les Américains ont considéré la photo comme un médium artistique bien avant la France !  Mais à l’époque, les photographes n’étaient pas invités  et mon père n’avait pas les moyens d’aller si loin.  Il avait une envie formidable de traverser l’ Atlantique et ce sont les hasards de la commande qui ont fait qu’il s’est retrouvé en Californie dans un endroit particulièrement loin de son univers de banlieusard !

 

 

◊ On sent une  aisance incroyable dans les prises de vue de la série Palm Springs…

 

Il disait qu’il photographiait mal les gens dont il ne parlait pas la langue, avec qui il n’arrivait pas à partager des choses… Mais contrairement à son discours on a l’impression qu’il  est comme un poisson dans l’eau avec un grand pouvoir d’adaptation ! On voit qu’il capte très vite chez ces riches Américains leurs codes, leurs petits travers, leur ridicule.

 

 

◊ Selon vous,qu’aurait pensé  Robert Doisneau de la révolution du numérique?

 

Il aimait bien que la technique bouge et soit fluide et travaillait souvent avec du film Polaroid. Il ne partait  jamais bardé de matériel en reportage et en ce sens le numérique l’aurait séduit.Comme c’était un archiviste formidable, je pense qu’ il aurait été très heureux de constater qu’à l’Atelier, nous faisons aujourd’hui un archivage numérique particulièrement efficace. Mon père était très moderne et avait la conviction que les gens doivent bouger, évoluer…

 

 

 

 

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