La Maison Louis Carré, achevée en 1959, est l’une des rares réalisations résidentielles d’Alvar Aalto en dehors de la Scandinavie. Conçue pour le galeriste et collectionneur français Louis Carré, l’œuvre intègre bâtiments, jardin, mobilier et aménagements intérieurs dans une volonté d’unité et d’humanisme architectural. Nichée à Bazoches-sur-Guyonne au sein du Parc naturel régional de la Haute Vallée de Chevreuse, l’architecture sobre et élégante de l’architecte Alvar Aalto prend tout son éclat dans son écrin de verdure. Au pied de la colline surmontée par cette maison du XX è siècle, la forêt s’étire, peuplée de pins sylvestres, chênaies à châtaigniers, hêtres et trembles. En prenant le chemin sinueux grimpant vers la colline, soudain, au détour d’un arbre aux branches frémissant imperceptiblement, l’architecture aux lignes épurées apparaît, blanche et sculpturale, toisant de loin le visiteur qui s’en approche.
Vue d’ensemble de la façade arrière de la maison-© K.HIBBS
Alvar Aalto : un modernisme humaniste
Né en 1898, Alvar Aalto fut une figure majeure du mouvement moderniste nordique. Ami de Walter Gropius et admirateur — tout en restant critique — de Le Corbusier, il enrichit le modernisme par l’usage du bois, des formes courbes et une attention particulière à l’environnement humain. Son sanatorium de Paimio (concours gagné en 1929, achevé en 1933) a établi sa réputation : conçu pour des patients tuberculeux au cœur d’une forêt, l’établissement illustre sa vision du bien-être et du fonctionnalisme humaniste. Designer également, Aalto expérimenta des matériaux comme le bouleau lamellé-collé et créa des pièces emblématiques (notamment le fauteuil Paimio). Avec sa première épouse Aino Marsio-Aalto, il développa aussi le design d’intérieur et les objets. En 1935, Aalto et Aino fondèrent la société Artek, qui commercialisa leurs meubles à l’international.
Louis Carré : le galeriste et le commanditaire
Louis Carré, originaire de Bretagne, débuta comme avocat avant de reprendre le commerce d’antiquités familial à Rennes à vingt ans. Expert en art primitif puis galeriste d’art moderne à Paris (avenue de Messine, ouvert en 1938), il exposa des artistes majeurs comme Matisse et Picasso et ouvrit après-guerre une galerie à New York. Ami de personnalités telles que Jean Monnet, il développa un fort attachement pour la région de Bazoches-sur-Guyonne, où il acquit un terrain sur le conseil de Monnet. Fernand Léger, exposé dans sa galerie parisienne et ami d’Aalto, recommanda l’architecte à Carré. Louis Carré et Alvar Aalto se rencontreront pour la première fois à la biennale de Venise en 1956 lors de l’inauguration du pavillon finlandais par Alto..
La commande et la conception
Les premiers contacts entre Aalto et Louis Carré remontent à la Biennale de Venise en 1936 ; la commande pour la maison interviendra en 1955. Aalto et sa seconde épouse Elissa visitèrent le site en juillet 1956. Ils décidèrent d’implanter la maison (environ 350 m² au sol) sur une colline, soigneusement intégrée au paysage. Les archives Aalto conservent quelque 600 dessins consacrés à ce projet, preuve de la minutie de la conception. À l’origine, la grande baie du salon offrait une vue dégagée sur la campagne ; depuis, la croissance des bois à l’ouest a en partie occulté ce panorama.
Vue sur le jardin depuis la chambre de Louis Carré-© K.HIBBS
Architecture, matériaux et aménagements intérieurs
La Maison Louis Carré se distingue par des proportions soignées et un mélange raffiné de matériaux : pierre de Berchères pour l’entrée, colonnes en cuivre, boiseries en teck, plafonds en fines lattes de pin finlandais et éléments en lamellé-collé. L’entrée principale, ponctuée de colonnes en cuivre et d’un revêtement en teck, ouvre sur un hall-galerie remarquable par son plafond ondulé — réalisé par des charpentiers finlandais — dont les courbes animent l’espace et orientent le regard. La lumière naturelle pénètre par une fenêtre haute, mettant en valeur cet effet sculptural. Alvar Aalto utilisa un système de cloisons pour créer des zones à l’intérieur d’un même espace . Les parois de ces cloisons ont été recouvertes de toile peinte en blanc permettant d’accrocher des oeuvres d’artistes à la manière d’une galerie. En franchissant le pas de la porte d’entrée , on a la sensation de pénétrer dans une oeuvre d’art totale où cohabitent lignes courbes, lumière et chaleur du bois avec de multiples oeuvres d’art ponctuant les différents espaces.
Entrée principale de la maison-MLC 3 © Frederik Vercruysse
/Lampes suspendues dans le hall d’entrée-© K.HIBBS
Hall d’entrée et plafond en lamellé collé -MLC 4 ©Luxproductions.
La salle à manger, volontairement séparée du salon ainsi que les circulations prévues pour le personnel, illustrent le mode de vie mondain de Louis Carré. Aalto en a aussi conçu le mobilier, les luminaires et les accessoires (poignées de porte, etc.) pour garantir une cohérence totale des intérieurs. Une très belle table en acajou trône au milieu de la salle à manger pouvant assoir jusqu’à 14 personnes. Au-dessus de la table rectangulaire, Aalto a dessiné un ingénieux modèle de lampe « Cloche d’or » auquel il a ajouté une forme florale sur le côté diffusant une lumière pour l’éclairage des tableaux accrochés au mur. La lumière naturelle rentre également dans la pièce par l’intermédiaire de deux puits intégrés au plafond. Un élégant luminaire en forme d’ailes d’ange agrémenté un coin de la salle à manger. Il fait partie des différents objets diffusés par la maison d’édition Artek fondée en 1935 par Alvar et Aino Aalto. La seconde épouse de l’architecte, Elissa Aalto, architecte de métier et cheffe de chantier de la maison, participa aux créations textiles conçues spécialement pour la Maison Carré. La table de service jouxtant la porte de l’office a été recouverte du tissu EA bleu et blanc créé par ses soins. Les murs de la salle à manger sont actuellement ornés des tableaux de l’artiste peintre et sculptrice Geneviève Claisse dont les oeuvres sont exposées jusqu’au 21 septembre prochain.
Salle à manger avec table en acajou. © K.HIBBS
Suspensions Cloche d’or © K.HIBBS
Table de service de la salle à manger avec œuvres de Geneviève Claisse LOUISCARRE_CLAISSE©Lucie Jean
Histoire de la maison après Louis Carré
Louis Carré vécut dans la maison jusqu’à sa mort en 1977 ; il la légua à sa troisième épouse, Olga, qui y demeura jusqu’en 2002. À la suite du décès d’Olga, une vente d’œuvres eut lieu chez Artcurial. Classée monument historique en 1996 — avec son jardin, son garage, sa piscine et ses portails — la maison fut achetée en 2006 par la Fondation finlandaise pour la culture, puis confiée à l’association Loi 1901 Alvar Aalto. Elle fut ouverte au public en 2007.
Restaurations et conservation
Après l’ouverture, l’extérieur nécessitait une remise en état : une première campagne de restauration a été lancée en 2007. Une tranche consacrée aux extérieurs et au jardin a été menée sous l’égide des monuments historiques, avec des financements de la DRAC Île-de-France, du Conseil régional et de la Fondation finlandaise. Parmi les opérations, la restauration d’un banc-pergola dessiné par Aalto devant la baie vitrée du salon et l’installation d’une structure pour plantes grimpantes ont été réalisées. Des plantations seront recréées à l’automne 2025 pour retrouver l’atmosphère paysagère du temps de Louis Carré (y compris un carré de vigne), et des dalles en béton blanc avec gravillons sont prévues sur le toit. La dernière phase, consacrée aux intérieurs (ponçage des parquets, réfection des peintures), est programmée pendant la fermeture annuelle de l’hiver 2026–2027.
Banc-Pergola créé par Alvar Aalto © K.HIBBS
La chambre de Louis Carré
La chambre de Louis Carré, située au rez-de-chaussée est séparée de la partie séjour et du hall de réception par les cloisons du hall d’entrée. L’espace intime de Louis Carré offre une vue panoramique, telle la proue d’un bateau, sur les jardins et la forêt environnante. Le mobilier y est en bois clair , fidèle au style épuré d’Aalto, et de larges fenêtres laissent entrer une lumière naturelle et abondante, créant une ambiance à la fois sereine et chaleureuse. Un luxueux dressing dont les panneaux sont bordés de frêne, occulte des étagères intérieures , des tiroirs et des portants en verre et en teck. A travers la transparence du verre, on découvre dans le vestiaire et les objets du quotidien du galeriste, un chapeau traditionnel breton dans un des tiroirs, très cher aux yeux de Louis Carré, breton dans l’âme. Dans le prolongement de la chambre, ce n’est pas une salle de bain classique qui s’offre au regard mais une petite piscine affublée de mosaïque dotée d’une rampe en bois et d’une échelle mobile. Louis Carré souffrant d’une asymétrie congénitale du bassin ( le bien connu déhanchement bigouden) avait besoin d’un espace généreux et facile d’accès. Dans son prolongement, une cabine de sauna, fidèle au modèle finlandais, offre une ouverture visuelle sur le jardin. Attenante à la chambre du galeriste, celle de sa dernière compagne, Olga dotée de meubles fonctionnels et d’une penderie pivotant à 180 degrés pour se transformer en miroir. Olga sera la gardienne de la mémoire de Louis Carré après le décès de ce dernier.
Chambre de Louis Carré © K.HIBBS
Détail de la table X- MLC table X © kaminoto.
Chapeau traditionnel breton de Louis Carré dans un tiroir du dressing © K.HIBBS
Un voyage intérieur dans la bibliothèque
Tout comme Montaigne, Louis Carré aimait voyager dans sa bibliothèque feutrée à travers l’histoire de l’art ainsi que dans sa Bretagne natale. La bibliothèque constitue sans doute l’espace le plus intime et le plus personnel de la Maison Louis Carré. Des étagères en chêne portent généreusement les livres innombrables du marchand d’art. Au milieu de la pièce trône une maquette de la Maison Carré.
Bibliothèque de Louis Carré-MLC 6 ©kaminoto
La Maison Louis Carré comme lieu d’exposition
La maison attire environ 7 000 visiteurs par an, dont 20 % d’étrangers, et de nombreuses écoles d’architecture viennent l’étudier pour son architecture organique et durable. L’espace, conçu originellement comme celui d’un collectionneur, s’est naturellement transformé en lieu d’expositions. Depuis 2014, deux à trois expositions d’art contemporain y sont organisées chaque année, avec la contrainte d’accueillir au moins un artiste finlandais par an. Après l’achat de la maison, elle ne contenait plus d’œuvres d’art ; les premières expositions ont pu être montées grâce à des prêts. Parmi les résidences et expositions remarquées figure celle de la photographe finlandaise Elina Brotherus, invitée pour produire la série Les femmes de la Maison Carré, dans laquelle elle se met en scène. Les expositions présentent aussi des artistes nordiques et des artistes en lien avec l’histoire de Louis Carré.
Exposition Geneviève Claisse dans le hall d’entrée de la Maison Carré. LOUISCARRE_CLAISSE©Lucie Jean
L’exposition en cours de Geneviève Claisse
Jusqu’au 21 septembre, la Maison Louis Carré présente un accrochage consacré à Geneviève Claisse. Originaire de Quiévy dans le Nord, Claisse s’est consacrée à l’abstraction géométrique ; ses œuvres explorent cercles, triangles, carrés et lignes, sublimés par des couleurs intenses. Repérée au Salon de Mai en 1960, elle fut soutenue par la galerie Denise René, à Paris et New York. Dans les années 1960, elle développe des séries autour des cercles et triangles ; plus tard, au début des années 1970, elle revient à des formes rectilignes (série ADN) et, ensuite, explore un cinétisme bi-dimensionnel. Geneviève Claisse est décédée à 82 ans dans son atelier d’Écluzelles, près de Dreux, alors qu’elle préparait une exposition à Londres. Le prêt de la collection privée du fils de l’artiste permet aujourd’hui de redécouvrir son œuvre dans la maison qu’affectionnait Louis Carré.
Œuvre de Geneviève Claisse -LOUISCARRE_CLAISSE©Lucie Jean
La Maison Louis Carré illustre la synthèse du projet architectural d’Alvar Aalto : intégration au paysage, recherche de proportions, choix de matériaux chaleureux et souci du détail dans chaque élément — du bâtiment au mobilier. Restaurée et ouverte au public, elle continue de vivre comme maison-musée et lieu d’exposition, prolongeant l’esprit de collectionneur et d’hospitalité de Louis Carré tout en faisant résonner l’humanisme formel d’Aalto.
Sculpture de Geneviève Claisse- LOUISCARRE_CLAISSE©Lucie Jean
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Renseignements pratiques
Y aller:
Maison Louis Carré
2 chemin du saint -Sacrement
78490 Basoches-sur-Guyonne
France
Tel: +33(0)1 34 86 79 63
Ouverture:
De mars à novembre
Samedi & dimanche de 14h à 18 h
www.maisonlouiscarre.fr
Exposition Geneviève Claisse jusqu’au 21 septembre 2025.
À lire:
Catalogue de la Maison Louis Carré © K.HIBBS
Tous mes remerciements à Adsis Olafsdottir, administratrice de la Maison Carré et Marie Jacquier.
Photo du bandeau de présentation: MLC ©Jean-Baptiste Vetter
Cet article est non rémunéré.
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